Dans Le Monde libre, la journaliste Aude Lancelin raconte à son corps défendant le virage néolibéral et oligarchique de la direction et de la rédaction du Nouvel Observateur, devenu L’Obs. L’hebdomadaire Marianne en prend aussi pour son grade. Le portrait de BHL qui va suivre est une petite compilation d’extraits de son livre. Il donne une idée de l’influence du personnage, en totale contradiction avec sa médiocrité intellectuelle. Un record dans le domaine de l’étrange. On découvre dans ces paragraphes la méthode de fonctionnement d’un lobbyiste français, si l’on peut dire, capable de faire changer – par ses obligés – le plomb en or. Le plomb de ses productions intellectuelles en or d’influence médiatico-politique. L’empressement avec lequel toute la presse mainstream a volé au secours du faux philosophe montre à quel point ce Système est vermoulu. La vérité ne peut plus en sortir. Grâce soit rendue à Aude Lancelin, malgré son antifascisme de pacotille et sa dénonciation des vrais résistants, pour avoir fait surgir ce problème de l’intérieur. Encore un peu, et elle sera sur la ligne E&R, elle aussi. Car ce qu’elle écrit, on l’écrit depuis des années. Il n’y a qu’une logique. Et quand on tire sur ce fil, tout vient ensemble… « Jean Joël » est Jean Daniel, le fondateur de l’hebdomadaire de gauche, « L’Obsolète » est L’Obs, et « Bernard-Henri Lévy » BHL, dont le palais à Marrakech s’appelle vraiment « la Zahia ». S’il est un ennemi entre tous qui ne risquait pas un jour de m’oublier, c’était toutefois Bernard-Henri Lévy, le sentencieux maître à penser de « L’Obsolète ». Un « ami du journal » là encore, dont les fondateurs admiraient autant la fortune qu’ils appréciaient l’art consommé de la flagornerie. Nombreux étaient les membres du journal à avoir déjà bénéficié des commodités du palais de la Zahia, son luxueux riad à Marrakech. Rares étaient ceux qui refusaient cette faveur aussi encombrante à porter par la suite qu’un collier d’esclave, tant elle se payait en menus services de plume rendus toute une vie durant. Nos relations n’avaient jamais été au beau fixe depuis mon entrée au journal, mais, jusqu’en 2010, Bernard-Henri Lévy n’avait jamais perdu tout espoir de me retourner. Un de ses proches entremetteurs de la rue des Saints-Pères m’avait notamment appelée en 2004 pour m’annoncer que le parrain de Saint-Germain m’avait « élue » pour l’interroger au sujet de l’enquête romanesque qu’il s’apprêtait à faire paraître sur Daniel Pearl, otage américain décapité par ses ravisseurs au Pakistan. Ils avaient pensé à tout. « L’Obsolète » serait la tête de pont d’un débarquement massif en librairie, et dans ce dispositif quasi militaire, j’étais la potiche idéale de l’année, celle qui saurait faire reluire les visions inspirées de l’homme au fil d’un entretien-fleuve émaillé de photographies édifiantes. Soufflée par le procédé, j’avais expliqué au commis de « Bernard » que, naturellement, il n’en était pas question, et qu’au demeurant seul un spécialiste chevronné de la géopolitique du Moyen-Orient serait qualifié pour interroger l’auteur sur une telle affaire. J’avais beaucoup insisté sur ce dernier point. Connu pour ses poses de séducteur au bronzage ignorant les saisons, l’éditeur-négociateur était consterné. Décidément, je manifestais un entêtement étrange, et pour ainsi dire inquiétant. On ne pouvait tout simplement pas « traiter » avec moi. Avec le chef des pages Culture, nous avions finalement eu l’idée de dépêcher une gloire du journalisme en retraite pour recueillir la parole du Malraux d’Islamabad, et nous avions bien ri en imaginant le dépit de l’homme. Aude commet après ce premier impair l’irréparable : elle sort l’article sur « Botul » et l’emprunt des théories farfelues de ce faux philosophe dans le livre de BHL sur Kant… En écrivant cet article, par un long dimanche ensoleillé, je pensais honnêtement n’atteindre que deux objectifs : me brouiller à jamais avec Bernard-Henri Lévy, et faire rire tout au plus deux ou trois arrondissements dans Paris. Sur le premier résultat, je ne m’étais pas trop trompée. L’homme confierait un jour à un patron de presse qui passait ses Noël chez lui à Marrakech, et s’était néanmoins mis en tête de m’embaucher que, s’il avait un peu d’amitié pour lui, il devait renoncer à ce projet. « C’est la personne qui m’a fait le plus souffrir dans ma vie », avait-il soupiré à mon propos. J’en avais conclu qu’il avait dû avoir une existence très heureuse. Sur le second résultat, mes calculs étaient en revanche entièrement erronés. Ce fut une tornade, au contraire. Un éclat de rire mondial. À peine le papier avait-il été mis en ligne un lundi matin sur le site de « L’Obsolète », alors puissant pionnier du web, que le serveur avait rendu l’âme pour plusieurs heures sous l’effet du nombre extravagant de connexions. Le Times, la très sérieuse BBC, le quotidien espagnol El Mundo, la Stampa et la RAI italienne, le Standaard belge, la Tribune de Genève, la presse allemande, et bientôt l’ensemble des médias étrangers reprirent l’histoire, jusqu’au Los Angeles Times, chacun y allant de son commentaire assassin. Loin de la France, l’homme menait en effet régulièrement des campagnes médiatiques aussi éprouvantes pour les amis des idées que celles qu’il infligeait à son propre pays. Cette notoriété internationale, artificiellement gonflée par son invraisemblable entregent, était en train de se retourner en piège mortel. BHL subit une humiliation internationale, qui ne manque pas de retomber… sur la journaliste. Tout cela n’était pourtant qu’aimable prélude au tapis de bombes qui allait bientôt s’abattre sur ma tête. Durant un mois entier, c’est l’intégralité d’un champ médiatique français patiemment apprivoisé depuis plus de trente ans par le chanteur de charme de l’antitotalitarisme qui me couvrirait de crachats. Des radios publiques jusqu’à la chaîne Canal+, tous allaient lui ouvrir des tranches entières de matinales et d’access prime time pour se défendre contre l’odieux attentat commis par « L’Obsolète ». Le site Internet Slate évoquerait une « atmosphère fascisante » sous la plume d’un biographe redevable à l’homme, allant jusqu’à voir dans cette affaire une « dernière étape avant l’ignominie », c’est-à-dire avant le pogrom de « Bernard-Henri Lévy, ce Juif ». Un poussah néoconservateur tenant chronique chaque semaine dans Le Figaro dénoncerait « l’air de la calomnie », qui était en train de nous « mener tout droit de l’affaire Salengro à la capitulation de Rothondes ». L’ancien ambassadeur d’Israël en France, Elie Barnavi, évoquerait dans Marianne les fréquentations d’extrême gauche douteuses qui m’avaient probablement dicté ce papier. Des années plus tard, l’ambassadeur me présenterait des excuses à ce sujet. Peu importe, ces bruits visant à me discréditer ne cesseraient dès lors plus jamais de circuler. Le quotidien Le Monde tenterait, de son côté, un sauvetage à plusieurs reprises, sous trois signatures différentes, le médiateur du journal écrivant noir sur blanc, pour finir, que l’apparente omniprésence de « Citizen Lévy » dans les médias s’expliquait simplement par « un vrai talent de plume ». Le journal Libération ferait courageusement cosigner ses deux rédacteurs en charge des sciences humaines pour certifier que ces erreurs-là arrivaient souvent, « même chez les universitaires rigoureux ». Qu’une telle affaire fût simplement possible constituait décidément un terrible symptôme. Ce Bernard-Henri Lévy, en soi, était un hapax, une bizarrerie à tous égards, mais la situation qui lui était faite, l’état d’exception permanent dont il jouissait, disait tout de la dégradation à peine concevable dans laquelle la société culturelle et médiatique française était tombée. L’homme de la rue, lui, n’était plus la dupe de Bernard-Henri Lévy cependant. Les ventes de ses livres ne se redresseraient jamais vraiment de l’annus horribilis que fut pour lui 2010. Tout ce qu’il pourrait faire désormais, c’était entretenir quelques parasites pour l’admirer de façon intéressée, ou nuire encore dans la coulisse. Les médias officiels ne le lâcheraient jamais tout à fait cependant, c’était là l’étrangeté du temps. Plutôt que de pousser de nouveaux noms, ils préféraient mourir avec leurs intellectuels croupions. Ce simple article aura fait basculer sa situation personnelle : Passée à quelques mètres du ravin, ma situation n’allait toutefois cesser de se détériorer dans les mois qui suivirent. Au « journal de Jean Joël », je n’avais plus le droit de toucher au moindre dossier sensible, ni aux sujets de couverture, et l’on cherchait désormais à confier à des collaborateurs extérieurs les portraits et les enquêtes intellectuelles dont j’avais toujours eu la charge jusqu’ici. Éprouvée par ces vicieuses manœuvres de bureau, je m’étiolais sans trouver d’issue. Empêchée d’écrire, je disparaissais chaque semaine plus inexorablement des pages du journal, et mon travail avait fini par y perdre tout sens. Un an plus tard, je quittai donc « L’Obsolète » pour rejoindre Marianne, un journal qui m’avait toujours plu par son côté franc-tireur, et qui, du fond du cachot où j’étais tombée, m’était apparu comme paré de bien d’autres séductions encore. Je ne tarderais cependant pas à comprendre que, à peu de chose près, les mêmes pharisiens, soumis aux mêmes maîtres, chargés de veiller à peu de chose près sur les mêmes vérités, y régnaient aussi inflexiblement.

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